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Une recherche acrobatique : la réponse à notre énigme

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Extrait de "L'Impartial" n° 13976, daté du samedi 31 juillet 1926.

L'énigme, publiée en ligne le 24 avril, s’inspire d’un dossier soumis par Jean-Paul Legrand, un de nos lecteurs parisiens, qui, à ses yeux, révélait un imbroglio généalogique concentré autour d’un parent peu ordinaire, nommé Roger Schlechtel, connu à divers titres, notamment comme acrobate, comme indiqué sur une coupure de presse conservée dans le dossier. La recherche consistait à établir le lien de parenté entre cet homme, né en 1907, et un certain Eugène Buisson, né à Paris en 1876, d’après les informations mentionnées sur le bout de papier agrafé au premier document (visible en ligne) et dont on ignore l’origine.

Un buisson absent

Pour y parvenir, la première démarche est d’établir l’état civil précis de chacun d’eux.

Les date et lieu de naissance du second étant connus, on commence évidemment par lui, avec la recherche de son acte de naissance via les indexations de Filae, sans résultat, mais que l’on sait pouvoir être dû à une mauvaise transcription du nom. On essaie alors BOISSON, BUISSOU, B*ISSO*. Ne trouvant pas mieux, nous passons à la recherche classique, via l’état civil de Paris accessible en ligne sur le site des Archives de Paris, en consultant le registre des naissances de Paris Ve, à la date indiquée, du 7 août 1876, où l’on ne trouve aucun acte à ces nom ou prénom. En feuilletant sur une dizaine de pages, pour tenir compte des trois jours légaux de délai pour une déclaration de naissance, on relève une huitaine d’actes comportant le prénom d’Eugène (jamais seul) dont aucun ne semble mériter d’être retenu.

Imaginant une erreur de date, on consulte la table décennale des naissances de cet arrondissement entre 1873 et 1882, pour trouver un Edmond Eugène Buisson, en date du 1er février 1876 mais ne correspondant pas, avant de demander, sur Filae, tous les Eugène Buisson nés à Paris, entre 1860 et 1900 et d’en obtenir 51, dont aucun n’a la filiation connue.

On passe ensuite au couple des parents (indiqué sur le second document), François Buisson et Marie Piton, que l’on ne trouve ni sur Geneanet ni sur Filae, pas plus que l’on ne trouve sur Filae d’acte de décès à Paris les concernant… Pas plus que le décès à Paris d’un Eugène Buisson ressemblant au nôtre ou que – constat plus troublant encore – le feuillet matricule d’un Eugène Buisson, parmi ceux indexés sur le site des AD75.

Une presse bavarde

Devant ce constat, on n’insiste pas, pour passer au second personnage, en espérant qu’il conduira au premier. Et l’on commence par questionner sur Schlechtel/Roger à la fois Filae et Geneanet. Si le premier ne propose rien, le second renvoie à sa Bibliothèque généalogique, avec un article du Petit Parisien, du 6 janvier 1923, intitulé Qu’est devenu l’apprenti menuisier ?. C’est un avis de recherche concernant manifestement notre homme, prénommé Roger-Eugène (Eugène, comme notre M. Buisson…). Il a alors seize ans et a quitté le domicile paternel, 74 boulevard d’Ornano, à Paris, à la suite des remontrances de son père. L’article est d’autant plus intéressant qu’il donne sa date de naissance, le 7 octobre 1907, mais sans ajouter le lieu.

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La recherche de Roger Schlechtel sur Geneanet renvoie à la Bibliothèque généalogique avec un article du « Petit Parisien ».
Crédits
Capture Gallica

On peut néanmoins le supposer né où il habitait, autrement dit dans le XVIIIe arrondissement, mais les registres des naissances de Paris XVIIIe, consultés en ligne, ne livrent aucun Roger-Eugène Schlechtel, ni aucun acte pouvant être retenu. Mais ne perdons pas espoir, et avant de le rechercher dans les 38 000 communes de France, essayons d’en savoir davantage sur lui.

En tapant ses prénom et nom entre guillemets (“Roger Schlechtel”) sur Google, on trouve deux documents, l’un faisant état d’exploits d’acrobate et l’autre d’une condamnation à un mois de prison. Voilà un individu qui devrait avoir laissé des traces et invite à interroger directement la Bibliothèque généalogique de Geneanet : en entrant ses nom et prénom dans le formulaire spécifique (comme vu dans le précédent cas pratique), on obtient pas moins de 40 références, toutes tirées de journaux divers, s’échelonnant de 1923 – avec l’article concernant l’enfant fugueur – à 1943. De quoi se délecter et préciser nettement le personnage (lire l’encadré Un drôle de bonhomme ci-dessous). Mais, si on en sait bien davantage sur la vie de Roger Schlechtel, on ignore toujours où il a vu le jour.

Un drôle de bonhomme

À la menuiserie, Roger Schlechtel préférera la mécanique auto, tout en affirmant des dons d’un tout autre genre, le faisant qualifié d’acrobate, d’équilibriste, voire de parachutiste, pour en fait être ce que l’on nommerait aujourd’hui un cascadeur, dont la presse fait de ses exploits ses choux gras.

Sous le pseudonyme de Rogéo, il a commencé, en mars 1926, par sauter dans la Seine depuis la portière d’un train passant sur le pont d’Asnières, engoncé dans une chambre à air gonflée à bloc et serrant en guise de parachute … un parapluie, pour être recueilli, dès son plongeon, par des acolytes l’attendant en barque sous le pont.

Quatre mois plus tard, il a parié 40 000 francs avec un riche Américain, qu’il descendrait les escaliers longeant la gare de l’Est, au volant d’une auto. Un pari un peu fou, pour lequel, excellent communiquant, il n’a pas oublié de convoquer la presse et qu’il va accomplir devant des opérateurs de cinéma. Il arrive au volant d’une Ford Torpédo et commence la descente, qui s’avère un vrai rodéo. Un pneu éclate, une roue se tord, la voiture heurte la rampe et arrive finalement en bas de l’escalier où un agent l’attend pour le verbaliser d’une amende de 50 francs, pour « circulation d’un véhicule automobile sur une voie réservée aux piétons ».

Mieux : le fonctionnaire l’embarque carrément, suite à la plainte du propriétaire de la voiture, qui l’avait seulement confiée pour entretien au garage du quartier, où Schlechtel travaillait. Il y gagnera 5 500 francs d’amende et passera un mois derrière les barreaux, dont il sortira pour se lancer dans un commerce de voitures de luxe, en devenant chef d’un gang de voleurs d’autos, avec des anarchistes roumains, trafiquants d’armes à leurs heures. Arrêté en 1927, après un 35e vol, il en reprendra pour quatre ans.

Un dernier article, publié en 1943 par le Journal des débats politiques et littéraires nous apprend sa triste fin : le 15 juillet, un corps repêché dans la Marne, près de Meaux, avait été identifié comme étant le sien et les plaies observées à la tête incitaient à conclure à un crime, d’autant que, vendeur de voitures d’occasion, il était souvent porteur de fortes sommes d’argent.

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Roger Schlechtel, au volant de sa voiture, le 28 juillet 1926, avant de tenter de descendre avec son véhicule, avec fracas, l’escalier de la rue d’Alsace, à Paris.
Crédits
Gallica / BnF

La recherche en escargot

Il reste donc à jouer notre dernière carte, avec la méthode de recherche classique, celles d’avant l’indexation de l’état civil par Filae, en tentant de retrouver son acte de naissance au travers des 19 tables décennales de naissances des 19 arrondissements parisiens autre que le XVIIIe ; nous commençons par les arrondissements limitrophes, pour élargir ensuite le cercle. La chance étant avec nous, on fait mouche dans la première table consultée, celle du XVIIe arrondissement, avec l’acte rédigé le 10 octobre (trouvé en vue 19/31) qui nous apprend que Roger Eugène Schlechtel (dit marié en 1934 à Paris) était fils d’Eugène Schlechtel, âgé de 31 ans, cocher, et d’Annette BUISSON, 29 ans cuisinière. Voici un père de même prénom et âge que notre Eugène BUISSON, et de profession voisine, mais surtout une mère répondant justement au nom de BUISSON.

Travaillant sur ce couple Schlechtel/Buisson, on le trouve sur Geneanet, avec le faire-part de décès de l’épouse, décédée pieusement au domicile de sa fille, le 12 août 1962, à Paris XXe. On consulte l’acte de décès sur le site des Archives de Paris, qui la dit (vue 10/31) née à Domaize (Puy-de-Dôme) le 5 décembre 1877, fille de Laurent et Marguerite Pintrand.

À Domaize, on ne trouve aucun acte de naissance ressemblant à celui de notre Eugène BUISSON de 1876, que l’on imaginerait volontiers frère de cette Annette. En revanche, l’acte de naissance de cette dernière, consulté sur le site des AD63 ou sur Filae, nous donne les coordonnées de son mariage avec Eugène Schlechtel : le 23 mai 1903 à Paris XVIIIe. L’acte consulté sur le site des AD75 (vue 8/31), nous apprend que le mari, Eugène Schlechtel, cocher, était né à Strasbourg le 7 août 1876, fils de Xavier François et de Marie Caroline Bittinger… Que Schlechtel et Buisson, de profession voisine, aient non seulement le même prénom mais aussi la même date de naissance, voilà qui est curieux…

Des rapprochements

On n’a guère de mal à reconstituer et remonter la famille paternelle : père né à Colmar, mère à Strasbourg, tous deux mariés à Paris XVIIIe en 1882 et reconnaissant trois enfants nés avant le mariage, dont notre Eugène, aîné de la fratrie. Ces Alsaciens avaient quitté l’Alsace annexée par la Prusse, sans avoir opté en 1871 ; Eugène, le fils, né allemand, se fera naturaliser (en 1898) et effectuera son service militaire en tant que Français, d’où son feuillet matricule, facilement récupérable tant sur le site des AD75, que sur Geneanet et Filae. Un document lui donnant exactement le même signalement et la même profession d’éleveur de chevaux qu’Eugène Buisson et nous donnant la clé de l’énigme, pour comporter l’extrait qui nous avait été présenté, intitulé « état civil supposé du soldat Schlechtel » et qui avait été établi en « exécution des prescriptions de la circulaire ministérielle n° 4375 2/1 du 24 janvier 1915 », circulaire retrouvée par Google, prescrivant « l’envoi de faux livrets pour les Alsaciens Lorrains » afin de leur éviter les pires conséquences en cas de capture sur le front par les Allemands. On avait donné à Eugène Schlechtel le nom de sa femme (Buisson) et francisé le nom de sa mère. Nommée par erreur Pittinger au lieu de Bittinger sur ce même feuillet matricule (du fait de l’accent, évidemment), elle s’était retrouvée Piton.

CQFD, avec pour réponse à notre énigme, demandant quel était le lien de parenté entre Eugène BUISSON et Roger Schlechtel : celui de père et fils.

Bravo aux fins chercheurs

Bravo aux généalogistes qui ont brillamment réussi à relever ce défi, dont voici la liste : Jean Marie Bernard Allien, Véronique Auvinet, Gervais Bazin, Michèle Berre, Eztitxu Blanquart, Julien Boigné, Pierre Boiton, Renaud Bourdin-Grimaud, Philippe Buisson, Michel Cribier, Béatrice Danglades, M. Dansac, Corinne Decabane, Dominique Delaroque, Max Derouen, Benoit Divol, Coralie Dubos, Cyrille Fostier, Jean Michel Foulon, Frédéric Fournier, Léa Gaboriau, Jean-Paul Jolly, Pilar Kok, Marie-Madeleine Latger, Jean-Pierre Lavandier, Daniel Le Gallic, Maryse Le Goff, Alain Le Goff, Alain Le Nardou, Céline Lecomte, Isabelle Lemasson, Anne Loret, Annie Metivier, Baptiste Meyronneinc, Pierre Millard, Fabrice Montembault, Philippe Morel, Delphine Muller, Robert Naulin, Tony Neulat, Mikaël Piégay, Claude Chantal Pietre-Sauviat, Roland Rateau, Christophe Samuel, Anne-Marie Saraben, Renée Secco, Alain Sevré, Monique Simon, Niels Stevnsborg, Liliane Thorel, Brigitte Thory, Agnès Tytgat, Kévin Vabois, Marvin Vendeville, Laurent Verniere.

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Commentaires

1 commentaire
  • Portrait de Gérald Masnada

    Bonjour, j'habite à coté de ces escaliers et je recherche toujours des infos insolites. Je ne m'attendais pas à trouver tant de détail sur celui-ci. J'avais les photos, la date mais pas le profil du cascadeur. Merci à tous ces généalogistes. Puis-je utiliser ceci dans une expo ? La rue vient d'être refaite et l'escalier est en restauration. Amicalement.

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